Par Fanny Cheung

Rater sa station de métro

Reflet de Fanny Cheung dans le métro
Crédits : Ynote_hk

Je regarde mon reflet sombre et flou dans les vitres du métro. Le bruit étouffé des citadins et citadines, qui montent et qui descendent, m’interpelle à peine. La voix suave de Nina Simone me parvient, sans que mes écouteurs, qui reposent dans mon sac à dos, aient à s’activer.

Je suis dans mon monde. Celui où l’on perd son téléphone et ses clefs. Celui où l’on oublie ses rendez-vous. Celui où l’on rate sa station de métro.


Dans le wagon, ils sont un, deux… non, six, à avoir la tête penchée en avant, soumis à la loi de l’attraction smart-phonienne. Cela dit, l’intérêt n’est pas des moindres. L’un semble répondre à une invitation pressante en l’absence de tout réseau GSM pendant que l’autre s’attaque au découpage minutieux de fruits en tout genre, selon un enseignement asiatique ancestral.

Mon téléphone, bien au chaud dans ma poche, guette mon impatience pour m’enfouir, moi aussi, sous les affres de l’hyper-connectivité.

Pourtant, il est des soirs où l’on est trop fatigué pour cela. Pour le monde. Pour le virtuel. Les vies défilent sans qu’on les observe. On ne s’interroge plus, on subit le flot des émotions comme une marionnette ballotée dans un ruisseau.

Des émotions qui n’ont pas de sens.
Des émotions qui dépassent les sens.
Des émotions dans tous les sens.

La lumière blafarde dessine les contours des strapontins. Le regard suit ces lignes. Il arrive sur l’épaule d’une dame. Une veste aux couleurs criardes qui répond à un maquillage surchargé. Un air pincé et méfiant, teinté de la misère moderne de ceux qui possèdent trop. Trop de biens matériels. Trop de nourriture. Trop de relations.

À côté, des prunelles angéliques. Un jeune homme, debout, lit un recueil de poésies. Le mouvement brusque de la voiture ne bouleverse pas son centre de gravité. Accordé au rythme des à-coups et des freinages, chacun de ses décalages fluides nous le représente en danseur. Curieusement, les mots qui l’absorbent lui permettent d’être ancré dans le monde réel.

Ce tableau hétéroclite des transports en commun hypnotise.

Un bruit familier se distingue soudainement du ronronnement ambiant.

À l’instant où on lève les yeux, le nom de la station bondit du mur et nous hurle : “Saint-Ambroise !”. Les portes automatiques se ferment et on réalise à peine que notre route a totalement changé pour la soirée.


C’est ce moment où tout est possible. Va-t-on rester plus longtemps et descendre bien plus loin qu‘on ne le pensait ? Par là, il y aurait bien cette boulangerie avec son pain chaud au goût de noisette qui nous nargue. Ou alors non, à la prochaine, on pourrait passer devant cet entrepôt fermé, un peu mystérieux. Où l’on se plait à imaginer les pièces de théâtre présentées sur les affiches à l’entrée.

Mieux encore, s’arrêter bien plus loin et diner dans ce petit restaurant éthiopien. On n’aurait pas à cuisiner et un chef nous cajolerait avec ses mets réconfortants.

Toutes ces perspectives réjouissantes affolent notre esprit hagard. Une adrénaline sortie de nulle part. Notre inattention, par un chemin alambiqué, nous ramène finalement à la réalité. Notre corps reprend ses couleurs et s’habille de notre esprit. Fini le fantôme dans le train-train de la ville !

Le coeur léger, on descend à la station d’après. Heureux de rentrer chez soi, la tête pleine d’aventures jamais vécues.


J’ai raté ma station bien des fois. Une mésaventure pleine de surprises et de légèreté.

Des rencontres inopinées. Des fous rires. Des opportunités d’un soir.

Finalement, à quoi bon pester ?